Jeunesse Ambrée

Décembre 1941

Par Antonio Di Lalla, Québec, Canada

Assise dans la berceuse, Cécile Laurion tente de calmer son neveu Lucien. Elle l’emmitoufle dans une couverture chaude et le serre contre sa poitrine. Le jour viendra où elle endormira les siens. À l’aube de sa vie adulte, la jeune fille se réjouit à l’idée de fonder son propre foyer, d’élever ses enfants, de devenir la maîtresse de sa maison.

Fille d’Edouard Lorion et de Dorcina, née Forget dit Latour, Cécile est la onzième enfant du couple. Elle est née le 2 octobre 1918 dans une cabane en rondins aux confins de la civilisation. Son père était cuisinier dans un camp de bûcherons exploité par la MC Larens.

Chantier et moulin à scie au Lac Saguay

Il faisait froid cet automne-là. Dorcina maudissait chaque journée qui la tenait prisonnière dans ce pays sauvage.


Âgée de trente-trois ans, elle était encore jeune malgré ses nombreux accouchements. Dorcina s’était juré de ne pas finir ses jours, comme sa mère, en terre de colonisation. Elle se promit que Cécile serait la dernière à naître dans un tel dénuement.


Dorcina racontera plus tard qu’à ce moment-là, elle avait pensé : « Jamais plus. J’vas sacrer mon camp ! qu’Édouard me suive ou non. C’est décidé : la misère pour moé, c’est terminé ! »


Elle a eu raison pense Cécile en regardant l’enfant endormi. Un sourire tendre illumine son visage en se rappelant l’audace manifestée par sa mère qui, un matin d’été, avait pris le train à destination de Montréal, avec Germaine, sa fille âgée de 7 ans.


La veille, Dorcina a balancé à son mari : « Édouard, j’pars avec Germaine. J’m’en vas quérir un logement à Montréal pis j’reviendrai paqueter nos affaires. Toinette, Marie-Anne et Eugénie s’occuperont des petits pendant mon voyage. »


Dans le train en partance de Lac Saguay dans le Comté de Mont-Laurier, altière, exhibant sa coiffe neuve achetée pour l’occasion, la petite Germaine sortit la tête par la fenêtre du wagon afin de narguer son frère et ses six sœurs restés sur le quai. Imaginez ! prendre les gros chars seule avec sa mère pour un voyage exotique dans la Grande ville où l’on se promène en tramways !

Vue de la gare de Lac Saguay

Soudain, le vent provoqué par le départ du convoi souffla le beau chapeau de paille. La fillette aperçut le ruban blanc s’envoler au loin. Penaude, elle ne remarqua pas les yeux humides de sa mère.


Le périple de Dorcina dura 3 jours. Pendant leur séjour dans la métropole, elles logèrent chez Joseph et Alma, son aînée qui, à 17 ans, venait d’accoucher de la petite Aurore.


Au retour, pleine de projets, fière de sa réussite, la tête haute, le corps droit et le bail dans sa sacoche, Dorcina médita son geste : Édouard, s’il ne l’attendait pas sur le quai de la gare ? À quel prix leur amour paierait-il l’ultimatum qu’elle lui avait lancé ? Venait-elle, sur un coup de tête, de détruire le seul environnement possible à l’épanouissement de son homme ?


Dorcina savait qu’Édouard était un gars de chantiers. Étoufferait-il à la ville ? Sans emploi, comment survivre dans la grande ville ? Certes, elle avait fait sa part, dix-huit ans dans les bois, ce n’était pas rien.


Quand le train s’arrêta, la vive impression d’avoir floué son mari lui serra la poitrine. Occupée à porter ses valises en tenant Germaine par la main, elle aperçut Édouard, inquiet, qui l’attendait.


Des années plus tard, elle retiendra pour souvenir cette image : Édouard, vif gaillard dans la force de l’âge, les yeux couleur pervenche, la chevelure grisonnante et bouclée, debout devant elle dans la cuisine.


  • Dorcina, j’ai beaucoup réfléchi pendant ton voyage et j’ai pris mes décisions.


        Il s’arrêta de parler un moment ; Dorcina retint son souffle.

  •  J’suis d’accord, on déménage à Montréal. Pas plus tard qu’hier, j’ai donné ma  notice au foreman. J’suis encore jeune et pis les chantiers, c’est pas un avenir pour les enfants. Ça fait que si ça t’arrange, on partira le plus tôt possible. »


Dorcina comprit le sacrifice de son homme pour elle. Jamais elle ne reçut une plus tendre déclaration d’amour. Avec émotion, elle se blottit dans les bras de son mari.


Cécile sortit de ses pensées en entendant sa sœur.

 

  • Par chance que tu viens m’donner un coup de main de temps en temps, franchement Cécile, t’es ben fine.


  • Bof, répond la cadette, j’avais rien à faire. Tu sais à la shop, canner des cornichons à journée longue, c’est pas ben ben rose. Ça fait que, venir bercer ton Lucien de temps en temps, ça m’change les idées. »


Nostalgique d’un passé qui lui fut raconté, Cécile se met à entonner une complainte populaire : « C’est l’enfant de la misère, que l’on vient de ramasser…


  • Tais-toé, Cécile ! vocifère Antoinette. Tu le fais-tu exprès, tu trouves pas que j’en arrache assez comme ça ?


  • Arrête donc, Toinette, c’est pas à toi que je pensais, essaie de couvrir Cécile, gênée de sa bévue, un sourire maladroit sur les lèvres.


  • N’empêche que c’est pas facile confie l’aînée. Quatre enfants, le mari qui boit ses payes.


Hier encore, c’est la petite qui a dû aller le chercher à la taverne. Ça s’peut-tu, une petite bonne femme de 6 ans qui va chercher son père au bar. Pis à part ça, en plus, y donne pas une cenne.

  •   Comment fais-tu pour arriver ?


Toinette, gênée, la gorge serrée lui confie :

  • La nuit, quand y dort dur, j’me lève pis j’y fais les poches. J’ramasse c’qu’y a. Des fois, y en a pas beaucoup, j’prends juste c’que les enfants ont besoin. La misère, j’commence à connaître ça.
  • Pourtant tu l’as aimé celui-là, interrompt Cécile.
  • Oh ! oui ! je l’ai aimé ! se rappelle Antoinette mélancolique.
  •  Tu t’rappelles-tu quand tu passais des heures à t’grimer devant la coiffeuse à moman.
  •  Oui pis toé, p’tite vlimeuse, tu t’mettais derrière moé à m’singer.
  • Ben non, Toinette, j’faisais juste imiter tes grimaces, se moque la jeune fille.
  • Ah c’qu’il était beau mon Gérard !
  • Y’est encore beau, encourage Cécile.
  • Oui t’as raison.
  • Dis donc, questionne Cécile afin de changer de propos, te souviens-tu quand mon oncle Cloutier est parti pour l’Abitibi ? 
  • Oui, y avait été question qu’m’man et p’pa partent avec. Popa en avait eu ben le goût. Mais pour moman, y en était pas question. 
  • Qu’est-c’est qu’y voulaient tous aller faire par là-bas ?
  • J’sais pas trop, j’pense que le gouvernement offrait des lots. Tu sais, pendant la Crise, c’était pas facile pour personne, surtout pour les grosses familles. Nous autres, les plus vieilles, on aidait un peu en travaillant à la factrie ou comme bonne chez les bourgeois ; avec sa trolée d’enfants, popa gagnait pas assez. L’été, c’était pas pire, mais l’hiver, y’avait pas d’ouvrage pour les menuisiers. 
  • Comment qu’y faisaient pour arriver ?
  •  Bof ! on mangeait du ballonné le matin, le midi et le soir. Moman le faisait frire, ça changeait le goût. Y avait aussi le Secours Direct, Popa allait chercher des poches de farine, pis du sucre. 
  • Ça devait le gêner, orgueilleux comme il est !
  • Mets-en ! Au début, y passait par la ruelle pour pas se faire remarquer, mais quand y s’est aperçu que tous les voisins faisaient pareil, y se sont mis à se regrouper, pis à partir ensemble. Tu connais p’pa, à la fin, c’était devenu un vrai party. 
  • Y’est quand même courageux, tu penses pas ? 
  • Y a des fois où t’as pas le choix, ma chère enfant, conclut Antoinette.
  • N’empêche qu’y paraît que mon oncle Cloutier a fait pas mal d’argent par là-bas. Y s’est ouvert un clos de bois, pis ç’a l’air de marcher. 
  • Oui, mais oublie pas, rappelle l’aînée, d’un autre côté, mon oncle Edmond Forget y est revenu pas mal vite, avant le premier hiver. Ça pas l’air rose pour tout l’monde. »

La jeune mère retourne à sa lessive en laissant sa sœur se replonger dans ses pensées.

C’est à Noël que seront célébrées leurs fiançailles à l’Oratoire Saint-Joseph. Une célébration publique de plus de 20 couples rencontrés aux cours de préparation au mariage dispensés par l’abbé Sanschagrin.

Cécile et Frank, le jour de leurs fiançailles

Oratoire St-Joseph

l’Abbé Robert Sanschagrin

C’est Fernande, sa camarade de travail membre de la JOC [1], qui lui a parlé de cette préparation. L’idée leur a plu.

Cécile a rencontré Francesco Di Lalla en avril 1937. Ce bel homme d’origine italienne était charmeur. Ils s’étaient connus un soir de tombola. Lui travaillait à un kiosque de lancers d’anneaux. Elle s’ennuyait un peu malgré la compagnie de Carlo et d’une amie. Arrivée à la table de jeu, leurs regards se sont croisés : ce fut le coup de foudre. Un frisson envahit leurs corps jusqu’à l’âme.

Audacieux, Frank fit livrer, pour la somme de 5 cents, un mot par un messager de la foire 

« À ma belle Inconnue ». Cécile serra ce doux mot contre son cœur.

Le lendemain soir, déjà, leur première sortie.

À Noël, Frank attendra le Sanctus pour lui passer la bague au doigt afin de prendre Dieu à témoin de leur amour et ainsi se procurer des bénédictions additionnelles.

Cécile continue à bercer le petit Lucien en pensant aux retouches qu’elle doit apporter à la robe princesse de velours noir qu’elle a confectionnée pour le grand événement.

L’encolure au ras du cou, la manche ballon se terminant par un bracelet donneront de l’ampleur à sa silhouette délicate. Elle portera aussi le présent que lui a offert son cavalier : un immense rubis, taille baguette, enchâssé dans une monture en or 10 carats, un loquet renfermant la photo de son promis. Bien sûr, la pierre est fausse, mais l’or est véritable. Et puis, ce bijou renferme tout leur amour. Mince, pétillante et discrète, ainsi parée de beaux atours et d’accessoires merveilleux, certes, elle sera splendide.

Malgré les inquiétudes de maman, Frank est l’homme de ma vie.

« Voyons donc, Cécile, dit sa mère, te rends-tu compte ! Un Italien ! Y battent tous leur femme ! Tu te rappelles la voisine sur la rue Casgrain… Fais ben attention ma fille, tu risques de le regretter. »

Les yeux tristes, Cécile revoit la scène qu’elle avait eue avec sa mère. Décidément personne ne comprend la profondeur de son amour et son désir ardent devenir sa femme.

Sa sœur la sort de ses pensées en disant :

  • Faut qu’tu l’aimes ton Italien pour accepter de t’marier en pleine guerre. Avec la conscription, y pourrait partir se battre dans les Vieux Pays n’importe quand, ton gars. Moé à ta place, j’y penserais à deux fois avant de me rendre au pied de l’autel. T’sais, crois-en mon expérience, au début c’est le paradis, ensuite…


  • Cou’donc Toinette ! As-tu parlé à Moman dernièrement ? »

Lorsqu’on s’attaque à sa vie privée, Cécile devient irascible.

Elle retient sa colère en disant : « Frank, je le marie parce que je l’aime pis s’y part à la guerre, on se débrouillera ben.

  • OK d’abord ! après tout c’est ton affaire, conclut l’aînée tout en comprenant la profondeur du dilemme de sa sœur. »


Toutefois, le jeune séducteur a vite fait de conquérir les Lorion. Travaillant, affable, rieur et brillant... Ses amis le confirment : « Guite ! il est foncièrement bon et généreux ! C’est l’homme idéal. »

  • MON homme, soupire Cécile.

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La jeune femme se souvient de ce samedi 13 juillet 1940, le lendemain de l’adoption de la Loi sur les mesures de guerre.

Accompagnés de leurs amis, Victor et Jeanne pour une balade au Parc Belmont, cette dernière proposa : « Si on se mariait demain ? Ça éviterait la guerre à nos fiancés. Les gars qui se marient après seront considérés célibataires pour fin de mobilisation. Ils feront partie de la première classe de conscrits sur la liste de l’enregistrement national du mois d’août.»

Les émotions étaient à fleur de peau : plaisir, angoisse, joie, tristesse, ambition. Au contraire des ses amis, Cécile se sentait libre, libre, libre. Sa sœur Germaine n’avait-elle pas annoncé le matin même son mariage hâtif avec Roland Tremblay pour les mêmes raisons ?

On annonçait des célébrations de mariage dans toutes les églises de la ville. La course aux robes blanches, aux complets, aux cravates et aux souliers vernis battait son plein. Le Tout-Montréal semblait fébrile. Même que certains bijoutiers vendaient des alliances en or aux portes des églises.

L’idée rendait Cécile euphorique. Ils se marieraient dimanche. Exceptionnellement les curés avaient accepté de déroger à la publication des bans. Pas de noces, pas de spectacle, pas de fla-fla, juste eux deux, Francesco et Cécile. Rien qu’eux deux pour la vie.

Pourtant… Cécile refusa.

La décision ne fut pas facile à prendre. Elle tenait la vie de son aimé était entre ses mains. S’il était envoyé outre-mer malgré les promesses du premier ministre King… Avait-elle le droit de reporter son engagement à plus tard. Saurait-elle survivre avec le poids de son choix ? Était-elle à la hauteur de leur amour ?

 [1] JOC, Jeunesse ouvrière catholique

William Lyon Macenzie King Premier-Ministre du Canada

Tragédies de guerre

Le 10 septembre 1939, le Canada déclarait la guerre à l’Allemagne. Pour assurer l’efficacité de l’effort de guerre, le premier ministre Mackenzie King fit adopter en juin 1940 un projet de loi pour faire l’inventaire des ressources humaines du pays : l’opération fut appelée «enregistrement national» et permettrait entre autres au gouvernement d’imposer le service militaire, mais uniquement pour servir au Canada. Les 19, 20 et 21 août 1940, tous les Canadiens âgés de 16 ans et plus étaient tenus de s’inscrire dans les bureaux de leur circonscription; chacun devrait par la suite porter son certificat sur lui. [2]

[2] [Thibaut, Jean, La course au mariage 14 juillet 1940, Société d’histoire de Drummond.


Rien ne marque les mémoires comme la « course au mariage du 14 juillet 1940.

12 juillet 1940, l'annonce de la mobilisation des hommes célibataires, le 15 du même mois, entraîne une véritable course au mariage un peu partout au Québec. À ce moment, les Québécois, particulièrement les francophones, craignent que cette mobilisation ne soit qu'une étape en vue de la conscription.

Pour accélérer le rythme des bénédictions nuptiales, les paroisses organisent des mariages en groupes. Une de ces cérémonies aura lieu au parc Jarry, à Montréal. Elle réunira plusieurs centaines de couples qui tentent de contourner la Loi sur l'enrôlement obligatoire des jeunes hommes célibataires.[3]


[3] Bilan du siècle, Site encyclopédique sur l’histoire du Québec depuis 1900.


Cet événement donna lieu à des incidents en tout genre; les fleuristes ne purent répondre à la demande; les chauffeurs de taxi ne savaient plus où donner de la tête. Le samedi soir, les magasins de confection et les bijouteries furent pris d’assaut, car certains n’avaient pris leur décision que dans la journée; certains marchands furent même priés d’ouvrir le dimanche. De son côté, la population y trouva une distraction intéressante : les églises furent remplies pendant toute la journée et la soirée, et il y avait foule sur les lieux pour voir sortir les nouveaux mariés. Dans plusieurs cas, et cela se comprend, les voyages de noces furent remis à plus tard…

Cependant, Cécile voulait être certaine que l’amour s’avérerait l’unique motivation à leur union. Pas d’un mariage de raison. Si la guerre devait les séparer, et bien soit.

  • Non Frank, avait-elle décidé, attendons. Chaque chose en son temps.


Se ralliant à sa décision, Frank répondit dans la langue de Dante : « Qui va piano, va sano, va lontano » (Qui veut voyager loin ménage sa monture [4])


[4] Traduction du dictionnaire Le petit Larousse illustré.


  Monique, l’aînée d’Antoinette rentre de l’école. En serrant dans ses bras, sa poupée Clémentine, elle raconte sa journée. Le hasard avait voulu qu’elle fût placée au premier rang. La jeune écolière aimait cette place, la responsabilité d’ouvrir la porte aux visiteurs lui était dès lors dévolue.


Un honneur qui la valorisait aux yeux de ses camarades.


Or Sœur Agnès lui expliqua qu’elle devait changer de place, car elle ne portait pas le costume obligatoire. « Déjà trois semaines que les cours ont débuté. Ce n’est pas juste envers tes camarades respectueuses du règlement.


Monique savait que sa mère ne pouvait pas lui offrir ce costume. Elle se rendit le cœur triste au dernier pupitre de la 5e rangée.


Ce jour-là, le grand Florent frappa à la porte de la classe et entra avec une caisse de minuscules bouteilles de lait. Monique n’en avait jamais vu de pareilles. Sœur Agnès demanda qui en voulait. Ravie, Monique leva la main droite bien haute afin d’être aperçue. Indignée, Sœur Agnès refusa. « Ton père à toi travaille Monique, le lait gratuit c’est pour les pauvres, pas pour ceux qui gaspillent leur argent. »


Monique ne comprenait pas. Comment pouvait-elle gaspiller l’argent qu’elle n’avait pas ?


Sa meilleure amie s’appelle Rita. Elles sont assises l’une à côté de l’autre. À la récréation, elles sautent à la corde ensemble. Hier matin, sœur Agnès a parlé à Rita et depuis celle-ci ne lui adresse plus la parole.


Lorsqu’elle lui demanda ce qui se passait, celle-ci lui répondit : « La sœur, elle dit que ton père y passe son temps à la taverne pis qu’y est un ivrogne. Pour ça, faut pus que j’joue avec toé.»


  Affligée, Monique jure qu’elle ne retournera plus à l’école. Épuisée par ses larmes, elle s’endort dans les bras de sa maman.


  • Tu devrais aller la coucher, suggère Cécile à sa sœur.


  Antoinette soulève doucement sa fille en soupirant. La vie ne fait pas de cadeaux. Cette injustice lui crève le cœur. Dorénavant, Monique ne souffrira plus des méchancetés de la bonne sœur : elle restera à la maison.


 Dans la chambre, elle dépose sa petite sur un vieux lit pliant recouvert de manteaux d’occasion en guise de matelas, elle la couvre de la courtepointe confectionnée par Dorcina.


  Quand elle quitte la pièce, elle entend sa cadette fredonner Quand il me prend dans ses bras, qu’il me parle tout bas, je vois la vie en rose… 


  • L’amour, toujours l’amour, s’exclame Antoinette. Au fond, je t’envie, t’es jeune, coquette, amoureuse. Sais-tu ? t’es pas mal chanceuse ma p’tite sœur. 
  • Oui j’le pense, confirme Cécile. Et pis, j’aime ça chanter et aller voir les vues de Tino Rossi. 
  • Marinella…. entonne l’aînée en plaçant ses bras autour d’un cavalier imaginaire…. rreste encorre un peu dans mes brras, avec toi, nuit et jourr, je veux danser mon amourr. 
  • Et qu’t’es folle Toinette !!! T’as pas changé !!! 
  • Tu peux le dire ! pis j’ai pas idée d’changer non plus. 
  • Changement d’à propos, coupe Cécile, comment ça s’fait que Marie-Anne a pas de p’tits. Ça fait presque 5 ans qu’est mariée avec Maurice Houle, pis a pas l’air d’en vouloir non plus. 
  • T’es pas obligée d’en avoir tous les ans des enfants si t’en veux pas, déclare l’aînée. Moé vois-tu j’en ai eu 5 en 5 ans, pis là j’arrête ça. J’ai décidé que j’ai eu mon nombre. 
  • C’est pas péché de penser de même ? interroge Cécile.
  • Péché… péché ou pas… c’est pareil, quand un prêtre te refuse l’absolution, tu entres dans le confessionnal d’à côté, pis t’as des chances que lui y te la donne l’absolution. Toé, tu veux en savoir plus long ? 
  • Ben, comme j’suis censée m’marier l’année prochaine, autant savoir. 
  • Ouain c’est pas Moman qui va t’parler de ça. Ni les prêtres à tes cours de préparation au mariage, ironise Antoinette. De plus, depuis la mort d’Alma l’été dernier, c’est moé la plus vieille, ajoute-t-elle pour se justifier.


Elle demeure toutefois indécise à révéler ses secrets de femme.

Antoinette s’approche de Cécile et contemple la jeune fille de vingt-et-un ans.


  • Au fond, c’est simple. Moman a eu 14 enfants, sa mère en a eu presque autant et elle est morte à 36 ans. Mais aujourd’hui c’est pus pareil. On veut vivre pour nous autres aussi. Pas seulement pour les p’tits. Pis les histoires de religion, de damnation, de feux éternels, tout ça ne m’empêchera pas de dormir. Qu’on arrête de nous prendre pour des cruches bonnes qu’à se faire remplir. Dans les campagnes, les curés avaient l’beau jeu, y avait personne pour les ostiner. Mais icitte, en ville, on en sait un peu plus, pis on s’parle entre femmes. 


  • À c’t’heure, les gens, pratiquent l’abstinence, comme ça on peut espacer les grossesses. Vois-tu Cécile, ça fait deux ans qu’j’en ai pus. Pour Marie-Anne, elle, c’est Maurice qui compte. Les p’tits, elle a jamais eu d’patience avec eux autres. Elle a toujours préféré s’arranger pour être la plus belle, a plus élégante. Couturière, financièrement à l’aise, libre de sortir avec son mari quand a veut. En tout cas, elle a pas l’air malheureuse. 


  • Oui, mais, interroge la jeune fille avec embarras, le calendrier, c’est pas sûr à 100% ? 
  • Non, mais quand elle est pas sûre de ses jours…


Antoinette s’arrête de parler en se demandant si elle ne va pas trop loin dans ses explications. Soudain l’image de Dorcina désapprouvant sévèrement lui apparaît.


  • Écoute Toinette, affirme Cécile, je l’ai déjà feuilleté le catalogue de chez Eaton. Moi non plus, je n’veux pas une douzaine d’enfants, Frank pis moé, on en veut quatre, pas plus. Mais j’ai quand même de la peine à comprendre Marie-Anne. 
  • On n’a pas à comprendre, conclut Antoinette, à chacun son affaire. 


Antoinette s’en retourne à sa lessive ; Cécile repart dans ses rêveries.

Si sa mère avait réussi à sortir son père des chantiers pour s’en venir en ville, Cécile sait qu’elle s’organisera bien pour ne pas passer sa vie à changer les couches. Ce ne sont pas les curés qui vont mener sa barque.

Antoinette se dirige vers la fenêtre, elle soulève un pan du rideau et contemple les mouvements acrobatiques des flocons.

  • Y neige ! J’pense qu’on va avoir un beau Noël blanc. 


Cécile se rappelle le réveillon de l’année précédente. Ses parents attendaient une soixantaine de personnes. Le vingt-quatre, c’était tout un branle-bas. Tout le monde se levait tôt afin de profiter pleinement des quelques heures qu’offrait la journée avant la réception.


Sitôt debout, Édouard et Paul, le benjamin adoré né alors que la tête de son père avait déjà blanchi, défaisaient les lits. Pendant ce temps, Dorcina et Cécile pliaient les draps et les couvertures tandis que les hommes transportaient les sommiers, têtes et pieds de lit en laiton poli, commodes et chiffonniers dans le hangar. On vidait les chambres, sauf celle des parents, lieu inviolable de par le respect qu’on lui vouait.


Dans la chambre du fond, on installa le gramophone pour que les jeunes puissent danser au son des rythmes infernaux de Jitterbug et du Triple Swing ou encore sur les chansons presque impudiques de Jean Lalonde.


Dans le salon double, on ouvrit la table à abattants, puis Édouard déménagea la table à panneaux de la salle à manger afin de libérer la pièce pour les sets américains que Joseph Tessier, veuf d’Alma, jouait au son de son violon. C’était toute une affaire ! Toutes les heures de la journée ne suffiraient certes pas. Pourtant, comme chaque année, les poignées de porte en brass avaient été polies au Coke bien avant la messe de minuit.


Dorcina et Cécile se privèrent des messes de l’Aube et de l’Aurore pour préparer le festin. L’hôtesse se dirigea vers la porte arrière du logement afin de quérir ses beignes, ses tartes, ses tourtières, son ragoût de pattes remisés en prévision du réveillon dans l’armoire installée à l’extrémité de la galerie.


Dorcina frémit en sentant le froid lui rafraîchir le visage. Elle referma prestement la porte de la cuisine qui resta coincée dans la petite catalogne tressée de guenilles servant de coupe-froid. Elle  avança sur la passerelle et fut surprise de constater que le cadenas avait disparu. La porte était entrebâillée. Dorcina sentit son cœur défaillir en imaginant l’horrible découverte. Pressentant l’inévitable, elle hésita à ouvrir la porte. Puis, elle entra doucement dans la pièce froide et sombre, alluma et constata avec stupeur la catastrophe. Toutes les caisses dans lesquelles elle avait déposé      ses mets avec minutie avaient disparues.


  • Cécile, on a volé le festin pendant la messe de minuit !

Abasourdie, Dorcina s’appuya contre le mur. « Doux Seigneur ! qu’est-ce que j’vas faire à c’t’heure ? »


Une demi-heure plus tard, annonça la mauvaise nouvelle aux invités. L’étendue de la perte une fois mesurée, les femmes ont vite pris les choses en main. L’une d’elle fit chercher un jambon, une autre des tourtières… Une chance ! la dinde était restée dans le fourneau ! Le sucre à la crème, les carrés aux dattes et la bûche de Noël reposaient dans la dépense alors que les charlottes russes étaient réfrigérées entre les fenêtres intérieures et les châssis doubles. Grâce à l’aide de chacun, il y avait de la mangeaille à profusion. Même l’acariâtre tante Olivine était repartie satisfaite.


Cécile sourit en repensant à la mésaventure de sa mère. « C’est ben pour dire, médite-t-elle, quand l’monde se serre les coudes, y a toujours moyen de s’arranger. »


Lucien se met à bouger. Cécile le soulève un peu pour le replacer, il écarquille les yeux, regarde autour de lui et se rendort aussitôt bercé par les douces caresses de sa tante.



  • Oui j’pense ben qu’on va avoir un beau Noël blanc, renchérit Antoinette.

Pour Cécile, ce Noël 1941 sera mémorable, une nouvelle étape de sa vie. Un Noël comme si la terre entière recouvrait le sol de son voile de mariée.​​​​​​​

Epilogue

 Le mariage de Frank Di Lalla et Cécile Lorion fut célébré le 25 mai 1942. Frank reçut sa convocation au printemps 1943, mais bénéficia d’une extension, car Cécile était enceinte ; leur premier enfant naquit le 14 août 1943.


Frank reçut un second mandat, mais fut classé P-2, c'est-à-dire inapte physiquement à l’enrôlement, grâce à l’intervention du Dr Panaccio, un ami de la famille.



Le printemps 1946 apporta aux époux un second petit ; les troisième et quatrième en 1949 et 1950. Résolue, Cécile réussit à contrôler le nombre des naissances.

Dorcina et Édouard et 9 de leurs 14 enfants, accompagnés de leur conjoint.
Photo prise à Montréal en 1946 au retour de guerre de Paul.
On reconnaît Cécile, 4e à partir de la droite, enceinte de son second enfant. Frank se tient debout derrière elle. Antoinette se tient debout, au centre, à côté de Marie-Anne, son beau Gérard à sa gauche. Germaine sourit chaleureusement (2e debout à partir de la gauche), Roland à sa gauche.

Édouard décéda en 1947, le jour de son 69e anniversaire. Dorcina ne se remit jamais entièrement de ce deuil, elle prit le chemin des étoiles en 1960.


Monique abandonna ses études au milieu de sa 3e année. Marie-Anne n’eut jamais d’enfant. Par contre, Monique donna naissance à six garçons. Quant à Antoinette, devenue veuve, elle se remaria à 68 ans avec un homme qui l’adorait. Il se prénommait aussi Gérard. Toinette confia à sa sœur cadette qu’elle était vraiment heureuse pour la première fois de sa vie. Elle décéda en 1979.


Paul se maria avec Yolande Mezzapella en 1947 avec qui il eut 3 enfants. Il rendit l’âme la Veille de Noël 2007 ; Yolanda fut emportée par la COVID-19 en 2020.


Germaine s’est mariée en 1940 avec Roland Tremblay. Leur union fut bénite par la naissance d’un joli poupon. Elle nous a quittés le 24 février 2007 à l’âge honorable de 93 ans.


Cécile prit son envol le 18 avril 1983 à 64 ans. Remarié six ans plus tard, Frank passa ses hivers en Floride avec sa seconde épouse Claudia Young. Il est décédé en 2014.



En 2021, la descendance de Cécile et de Frank compte 12 petits-enfants, 20 arrière-petits-enfants, 3 arrière-arrière-petits-enfants.